L'architecture dans les limbes

Aaron Betsky

Toute architecture doit aujourd'hui répondre à la question : comment peut-on habiter, comprendre et s'orienter dans un paysage qui nous est continuellement rendu méconnaissable par l'évolution des technologies de l'information et de la communication et par le redéveloppement massif de l'espace physique social et culturel qu'ils engendrent? Il ne suffit plus (si tel avait jamais été le cas) de créer d'élégantes compositions, en façade ou en plan, des choses sensées ou sensuelles ou des formes ayant une signification sculpturale. Nous devons réaliser toutes ces choses mais nous devons le faire en intégrant une situation dominée par les téléphones cellulaires, l'Internet, la dispersion urbaine et la culture mondiale. Créer des bâtiments isolés ne suffit plus lorsque tout ce que nous voyons est une forêt de signes et que tout ce que nous expérimentons se réduit à l'écran de nos ordinateurs.

J'écris ces mots à Shanghai pour une conférence à laquelle j'espère assister dans quelques semaines à Orléans. Dehors, de nouveaux gratte-ciel se perdent dans toutes les directions dans le nuage de pollution seulement crevé par les couleurs vives des publicités pour des marques mondialement connues. A l'intérieur, la climatisation et les flatteries rembourrées de matériaux pas tout à fait naturels matelassent la cellule. Devant moi, l'écran présente le visage d'une technologie invisible qui poursuit sa course tout autour de moi pour arriver à mon domicile de San Francisco. Branché et retiré de la rue, je pourrais me trouver n'importe où. Je suis dans les limbes.

Cet espace de flottement dans la brume de l'uniformité, de surfaces lisses, d'espaces définis par des codes, une signalétique familière et une matérialité qui s'éloigne toujours et partout, n'est pas l'apanage des voyageurs d'affaires. Nous attendons tous constamment sur le quai d'une gare, dans les embouteillages, dans les fast-food. Nous travaillons dans nos bureaux, nos usines et nos institutions, abrités dans les mêmes boîtes d'absence. Nous vivons dans un cadre en constante mutation, défini autant par l'économie et les codes que par notre propre sentiment d'exister et nous sommes entourés d'un réseau de relations sociales aux contours indéfinissables et incertains. Les dislocations massives causées par la mondialisation de notre économie créent dans notre monde un violent courant sous-jacent qui, pour des millions d'individus, constitue la réalité de tous les jours.

Autrement dit, il ne s'agit pas uniquement d'une question de lassitude des nantis. Pour les démunis, de tout ou presque, l'éblouissement des néons, le vacarme publicitaire, la disparition de tout sentiment d'horizon, l'emprisonnement par des formes closes et l'absence de diversité sont infiniment pires. La logique même du capitalisme mondial s'exprime clairement, non dans l'abstraction des statistiques mais dans l'expérience de la vie quotidienne. Bien que nous essayions d'adoucir ces conditions en concevant de meilleurs logements ou en dotant les bureaux de fenêtres ouvrables, ces flatteries sont, en fin de compte, déjà soumises aux dures lois économiques qui conditionnent les commandes.

Je suggère donc, dans un tel monde, que l'architecture s'attache en priorité —comme toujours—à répondre au contexte dans lequel nous construisons ses artefacts. Elle doit construire ce que Michael Bell a appelé "l'espace lent" : reflet de l'effet de limbes qui nous suspend délibérément et clairement dans la toile de la modernisation, de sorte que, enfin enfermés et détachés de celle-ci, nous puissions la comprendre. Il est certain que la clarté des matériaux, l'abstraction et la déformation de l'espace qui constituent les fondements de l'architecture moderniste peuvent contribuer à produire un tel effet bien qu'elles courent le risque de détacher le bâtiment à un tel point qu'il devienne un monument aux valeurs et aux sensibilités plutôt qu'un antidote actif à la modernisation. C'est lorsque ces tactiques conduisent au sentiment d'inhospitalier que l'architecture devient la plus efficace. "L'effet de retour" du familier qui, d'une manière ou d'une autre, nous paraît aujourd'hui étrange en raison des changements des usages, des échelles ou des formes, peut avoir pour effet de renforcer le sentiment de l'irréalité du monde que nous nous construisons. Un tel travail a pour effet d'être énigmatique. Il suscite continuellement l'émerveillement, notre respect et la crainte de sorte que nous nous trouvons dans l'incapacité de consommer l'objet, l'espace ou l'image.

En constituant la part étrange de notre quotidien, un tel travail nous renvoie à l'étrangeté de cette existence. Troisièmement, une architecture qui refléterait notre paysage en suspension serait elle-même incertaine dans sa relation à cette donnée qui, semble-t-il, sert d'intermédiaire aux autres, le paysage physique et nous-mêmes. L'architecture se doit d'être un prolongement du paysage plutôt que la dépose d'un objet sur celui-ci. Contre la tyrannie de l'orthogonal ou du lisse des bâtiments modelés par des codes et des conventions, elle oppose l'allongement, le porte-à-faux, le provisoire et le continu. Une architecture sans début ni fin en coupe ou en plan peut intégrer la modernisation et y répondre.

Une telle architecture devrait être un collage de formes issues du monde qui l'entoure et non l'invention de quelque chose de nouveau. Pour des raisons qui ne sont que trop évidentes, nous devons recycler et réutiliser. Pour créer des formes qui ne soient pas perçues comme étranges par tous ceux qui ne sont pas architectes, nous devons créer à partir de la culture qui nous entoure plutôt que contre elle. Le riche amalgame d'images qui nous est quotidiennement offert par la planète attend que nous l'exploitions dans notre architecture. Nous devons construire de façon à ce que nos bâtiments continuent le tissage de notre environnement et non qu'ils s'en distinguent. Nous devons concevoir nos énoncés comme des ré-énoncés. Enfin, peut-être devons-nous accepter le fait que le rôle de l'architecture n'est pas de construire. Mais ce que nous concevons comme l'articulation de formes bâties dans le but de refléter de manière critique le site sur lequel elles se manifestent —qu'il soit social, économique ou physique— pourrait trouver sa place dans le domaine de l'art ou dans le monde irréel de l'électrosphère. L'architecture a un rôle efficace à tenir dans l'organisation de l'information, non seulement en communicant mais aussi en devenant quelque chose où nous pourrions nous sentir à l'aise. L'architecture peut en même temps être une forme de déconstruction nous révélant le monde. De nombreux architectes et d'autres qui exercent l'architecture sont engagés dans des expériences visant à créer un tel espace lent. Installé dans le cocon créé par cet exercice d'écriture, j'attends, impatient, la surprise d'un tel espace.