Cartes

Marie-Ange Brayer

"My surface is myself". William Carlos Williams, Paterson

 

Le monde digital s'enroule et se déroule, se plie et se distord. La mutation des paradigmes s'est effectuée au profit des systèmes dynamiques et processuels, de la générativité de la forme, d'un univers complexe de synapses. "Toute chose est impliquée dans un processus continu de transformation" (Lars Spuybroek, "Motor Geometry"). A l'objet architectural, clos sur lui-même, se sont substituées de nouvelles géométries fractales, qui mettent en connexion le local avec le global, revendiquent les irrégularités et les singularités ; une nouvelle géographie d'autosimilitudes dans la différenciation s'est mise en place. Connexion, mouvance, coexistence de dimensions multiples, les hétérogénéités vivent en syntonie dans cet univers machinique. Si la digitalisation a introduit un temps du simultané, elle nous mène aussi vers un temps du rétrospectif dans lequel se réverbèrent les données informatives ou formelles. L'architecte qui entend s'emparer de cette complexité, - culturelle, sociale, politique, territoriale, digitale -, se voit d'emblée confronté à un monde instable, fluctuant, troué d'infiltrations de toutes sortes, tissé d'élasticité, traversé de flux et de reflux, d'analogies et de variations, tout à la fois différentiel et homothétique.

Cet univers n'accepte plus le lieu et la forme comme entités disjointes, au contraire il parle de "topomorphies", de morphologies ou de morphogenèses du lieu. Aujourd'hui nombreux sont les architectes qui s'approprient les notions d'architecture, de paysage et d'infrastructure pour les cartographier d'un seul trait, ainsi les architectes hollandais Adriaan Geuze, Maxwan ou Schie 2.0. La carte de géographie n'est plus seulement une instrumentalisation du territoire, elle est devenue un véritable outil processuel dans lequel convergent des dimensions multiples d'appropriation (sociologiques, économiques, climatiques, etc). Les antiques dichotomies entre nature et artifice sont mises à mal : à propos du "paysage topologique", Mark Lee le définit comme "éradiquant les différences entre l'artificiel construit et le paysage naturel" (1). De même, l'architecte catalan Vicente Guallart nous parle d'une nature digitale et d'une écologie artificielle. Ce que la carte de géographie apporte à ces architectes relève ici du réseau, de la maille, du tissu, de l'"intranet" où s'hybrident le naturel et l'artificiel. La carte est performative, transitive ; elle réactive les données factuelles du territoire qui s'y projette dans toute sa complexité. La carte offre une "économie verticale" (Christian Jacob), où vient se superposer, s'imbriquer une multitude de relevés et de saisies conceptuelles du territoire. Ainsi que Deleuze et Guattari l'avaient démontré, la carte est un rhizome à entrées multiples, un dispositif interconnectif entre différents ordres de représentation et de sémantisation.

L'instabilité des nouvelles conditions urbaines, les déplacements de populations provoqués par les situations de guerre ou de catastrophes naturelles dans le monde, renvoient les architectes à une crise de l'inscription et de la notion de fondation. "Nous sommes en train de devenir des nomades" déclarait Constant dans les années 1960, qui imagine, avec "New Babylon", la première ville globale où le déplacement des individus entraîne la transformation de l'architecture. "New Babylon" n'est qu'une carte, un espace vectorisé par les déplacements. En cela, Constant perpétue les préceptes des "situations urbaines mouvantes" défendues par Debord et les situationnistes. Il subit également l'influence des mégastructures, des "rues dans l'espace" de Team X et d'Aldo van Eyck qui développent eux-aussi des formes urbaines labyrinthiques, suspendues, ainsi que d'Alison et Peter Smithson en Angleterre qui défendent des "changements incessants" au sein des trames urbaines et la complexité de l"'association humaine". Le temps de "New Babylon" est celui de l'écoulement lent des flux humains. "En fait, il s'agit plus d'une micro-structure en continuelle transformation, dans laquelle le facteur temps, la quatrième dimension, joue un rôle considérable" (2). Deleuze et Guattari développeront, dans les années 1980, le concept de "déterritorialisation", un espace décentralisé, sans hiérarchie ; ils défendront les intensités et

leur organisation nomade de flux. Aujourd'hui, un architecte comme Michael Sorkin réactualise, dans ses projets urbains, cette notion de trajectoire. Il nous parle d'une "culture

de l'encapsulation" (voitures, trains, etc) qui coexiste avec un néo-nomadisme au cœur électronique.

Pourquoi, dans ce monde du fluctuant et du divers, où nous sommes pris dans la déroute d'horizons toujours changeants, la carte de géographie nous offrirait-elle encore un plan de référence crédible ? Certes, comme tabularité et système informationnel, la carte abolit l'illusionnisme de la figure et du fond auquel tentent d'échapper de nombreux architectes, parce qu'il reconduit, pour eux, celui de l'objet posé sur un support. Pourtant la carte instruit un procès codifié de la représentation, elle est un système de projection. Les déformations cartographiques de Mercator s'appropriaient l'univers en expansion des grandes découvertes de la Renaissance ; les atlas d'Ortelius véhiculaient une nouvelle conception encyclopédique de l'univers, indexant le monde entier dans l'espace d'un livre ; la carte dymaxion de Richard Buckminster Fuller, dans les années 1930, témoignait d'une nouvelle mondialisation du globe. Le local et le global confluent dans la représentation cartographique qui intègre tout à la fois le particulier et le général, le détail et le survol. Pourtant la carte n'est jamais que celle des flux. "On pourrait finalement se demander de quoi la cartographie s'occupe, sinon de fluctuant. Les continents dérivent, les déserts avancent, les paysages s'usent et se ravinent, les climats changent. Notre époque a une conscience aiguë de l'instabilité, de la "liquidité" du monde. Et celle-ci s'imprime, en retour, à nos constructions mêmes" (3).

La carte de géographie permet aussi d'arpenter mentalement le territoire, ce que l'artiste du Land Art, Robert Smithson, développa à travers sa dialectique du "site" et du "non-site". Ses interventions dans une nature post-industrielle qu'il qualifiait de "ruines à l'envers" ("ruins in reverse") se donnaient comme un paysage entropique, sédimenté dans un temps archéologisé. Le "non-site" peut être une carte, un texte, une installation, qui renvoie au site. Site et non-site ne sont pas deux entités distinctes, mais bien différents états d'un même phénomène. De même, le recours processuel, et non plus seulement instrumental, aux cartes de géographie chez les architectes, n'est peut-être pas étranger à cette dimension de similitude et de différenciation induite par la dialectique du site et du non-site, du territoire et de la carte. La cartographie dans l'architecture actuelle, qui se tourne

vers l'exploration de nouveaux territoires, tout à la fois physiques et digitaux, renoue peut-être également avec la notion antique de "périégèse" (4),

la carte comme graphe d'une nouvelle dimension anthropologique de l'espace construit.

étagements : paysages artificiels

"New Babylon" (vers 1957) de Constant est une ville globale, elle est la terre entière qui n'appartient plus à personne en particulier. Il n'y a plus de frontières puisque l'humanité est devenue fluctuante. "La vie est un voyage sans fin à travers un monde qui change si rapidement qu'il en paraît toujours autre" (5). Dans "New Babylon", la production automatisée a rendu la liberté créatrice à tous ses habitants. Les "secteurs", où se concentre l'espace social, se connectent entre eux, s'étendent dans toutes les directions. Les liens y sont sans cesse faits et défaits, et la mobilité induit la désorientation au sein d'un labyrinthe "dynamique", toujours susceptible de changer de forme selon les activités. Constant déclara que le relevé topographique de "New Babylon" ne pouvait s'opérer à travers les moyens habituels de la cartographie. En effet, "New Babylon" s'organise sur de nombreux niveaux (sol, toit-terrasse, etc) qui communiquent entre eux. Si aucune carte ne peut en rendre compte, c'est aussi parce que "New Babylon" est elle-même une carte, un diagramme, un jeu nodal de réseaux et d'interconnexions, que Constant transcrit dans les cartes de géographie sur lesquelles il trace le déplacement des habitants. "Le réseau en général (...) conjoint dans la distance, synchronise, ouvre au loin et rapproche à la fois : la voie, le branchement, la connexion structurent le territoire en l'abstrayant de lui-même, en affectant son unité simple - ou d'une certaine manière en la désaffectant. Il n'y a pas de territoire sans réseau, il n'y a toujours que du réseau, ou de la trame, l'unité simple du territoire est mythique" (6). Ce réseau qui lie, synthétise le territoire est donc, aussi, un archipel de dis-localités, à savoir de localités migratoires qui dessinent un dispositif cartographique puisqu'ici territoire et carte ont conflué dans la ville synaptique au récit sans fondation.

Dès 1958, Yona Friedman développe la "ville spatiale", à savoir une structure tridimensionnelle à l'enjambée, qui touche le sol en une surface minimum ; les constructions y sont démontables et déplaçables, transformables à volonté par l'habitant. Cette structure spatiale, surélevée sur pilotis, contient des volumes habités, insérés dans certains de ses "vides". L'étagement de la ville spatiale sur plusieurs niveaux indépendants les uns des autres détermine l'"urbanisme spatial". Les pilotis contiennent les circulations verticales (ascenseurs, escaliers). Une ville résidentielle, une ville commerciale, une ville industrielle peuvent cohabiter sur un même site. La ville spatiale constitue de la sorte ce que Yona Friedman a nommé une "topographie artificielle", une trame suspendue dans l'espace. A nouveau, la ville est devenue cartographie, à travers son réseau homogène, continu et indéterminé. Son maillage modulaire autorise sa croissance sans limite. Les villes de Constant et de Friedman, qui hissent l'architecture au-dessus du territoire et la transforment en "paysage artificiel", sont des cartes habitées. La carte de géographie n'est plus apte à rendre compte de la ville spatiale puisque celle-ci est un graphe, un diagramme autonome, qui se joue des contraintes factuelles du territoire comme extériorité. Le paysage artificiel est une carte habitable ; la carte, une ville habitée.

L'influence de Constant et de Friedman sera décisive sur les villes "pluggées" d'Archigram ou sur les Métabolistes japonais (Isozaki, Kurokawa) ; plus proche de nous, sur Rem Koolhaas et son approche de la "grille" comme inconscient architectural ("Delirious New York"), sa conception de la ville comme "archipel", ou encore, sa définition du paysage urbain comme "SCAPE", qui hybride la nature et l'artificiel. Aujourd'hui les architectes hollandais MVRDV développent des "Datatown" (1998) (cf. ArchiLab 1999), susceptibles de résoudre les problèmes de surdensification du territoire. Ces "Datatown" s'étagent verticalement, à l'instar des villes spatiales de Friedman ; elles sont des villes de données, qui ne sont que réseaux d'informations. Ces villes qui se développent en altitude sont sans topographie, sans représentation, sans contexte. Seule compte la présence multiple et simultanée des niveaux. Il n'y a plus de référent originel, comme chez Friedman. A nouveau, la ville est sa propre cartographie.

Soulèvements :

paysages de dérivation

"L'architecture mettra bientôt en évidence un élément jusqu'ici dissimulé, le sol-plancher, à la fois moyen de contact et moyen de survol. En prenant toute sa signification, le sol tendra à absorber les autres éléments architecturaux : à la fois cloisonnement, couverture, façade, etc… Cette transformation, rendue possible par l'usage de l'oblique, est imminente, car le sol est le moins abstrait de tous les éléments, le plus utile" (7). Et Claude Parent déclare à l'encontre du Corbusier : "Libérer le sol est devenu faux. Occuper le sol au sens militaire du mot devient la seule action vraie" (8). Surfaces, rampes vont désormais opérer des soulèvements du sol en plaques "topotoniques" qui permettront la circulation, le mouvement.

Pour Architecture-Principe, - Claude Parent et Paul Virilio -, "l'oblique est le support de la continuité spatiale" (9). "L'architecture oblique devient une sorte de générateur d'activité". A l'être statique fait place l'être énergétique puisque le potentialisme oblique fait appel à sa physicalité, à sa dimension participationnelle. Dégagée de la surface au sol, la ville inclut des "sites de dérivation", qui se déroulent comme des vagues. Le principe majeur de la fonction oblique est celui de la "circulation habitable", rendue possible à travers les plans inclinés, le sol artificiel et les systèmes de rampes. Dans la ville pulsée à la circulation habitable de Parent/Virilio, c'est le déplacement des hommes qui insuffle à l'architecture sa dynamique. L'architecture est coextensive au déplacement. Ici le territoire est en mue perpétuelle, en constante transformation, il change d'un instant à l'autre. Comment donc le cartographier ? Ces soulèvements, dérivations, émulsions de la vie privée dans l'espace social, font léviter la ville. A nouveau, la ville est une situation dont aucune carte ne peut plus rendre compte puisque celle-ci est chorégraphiée par les trajets qui sont entrepris dans un "voyage sans cartes" (10). Claude Parent revendique cependant un regard cartographique pour la ville oblique : "Le survol du paysage devient pour l'homme habitant une nécessité, un droit; il se substitue à la vision horizontale et introduit les visions plongeantes et contre-plongeantes" (11). Les sites de dérivation sont surplombés par le regard synoptique du cartographe. La carte, non seulement, offre paradoxalement une déterritorialisation du territoire, mais elle renvoie aussi à une vision devenue opérative. L'ancrage n'est plus celui du sol qui s'est soulevé, comme une peau, comme une mue du territoire, qui s'est détaché comme une surface autonome de projection, il n'est plus non plus celui du corps, toujours actif, toujours en mouvement, l'ancrage relève d'un nouveau dispositif de vision, artificiel cette fois, et non plus "naturel", celui du cartographe, de son regard aérien, en surplomb, regard "oblique" qui traverse l'espace, sans centralité, qui perçoit son relief à travers la multiplicité de ses points de vue. La carte tend alors à se confondre avec le paysage de dérivation.

L'espace est une enveloppe, une surface qui s'enroule et se déroule, se soulève et se rétracte. Le sol chez Parent/Virilio est bien cet hybride entre la naturalité et l'artificialité du site. Cette exploration radicale de la surface trouve aujourd'hui des échos percutants dans les recherches des architectes, de Greg Lynn à Reiser-Umemoto. Pour FOA (Foreign Office Architects), seule la re-configuration du sol est à même de déplacer le sens de la production architecturale, comme en témoignent leur réalisation en cours du terminal de Yokahama ou le projet de la "Virtual House" (1997). "Que passe-t-il quand le sol - géographique, géologique, culturel, économique - se déforme à travers les mécanismes de déplacements temporels et spatiaux qui caractérisent notre époque ?" (12). Le sol, comme champ actif, évacue l'opposition binaire entre figure et fond, entre le bidimensionnel et le tridimensionnel. Le sol n'est, chez FOA, ni un volume, ni une surface plane, mais se tient dans l'entre-deux, dans un possible figural qui s'est affranchi de la détermination de l'ancrage. Les enroulements du sol donneront lieu aux rampes qui développeront les circulations. L'architecture est l'"incorporation" des données du territoire. Ces "surfacements" sont des topiques instables, qui se tiennent entre l'objet et l'espace, entre le territoire et sa fabrique artificielle en carte. Ces surfacements sont une forme "souple" et abstraite de cartographie, dont ils

ont conservé la dimension planaire, celle d'une feuille lisse, où se propagent en continu les flux

du monde.

Plissements : paysages fractals

Pour François Roche, l'architecture ne s'érige pas sur un sol, mais à l'intérieur d'une expérience critique qui opère une mutation des paramètres contextuels. Sa démarche que l'on pourrait presque qualifier de "spinoziste" déploie, dans le champ extensif de l'architecture, une sorte de "plan d'immanence", agencé par "la vitesse ou la lenteur des métabolismes", articulant "sociabilités et communautés", "catatonies figées et mouvements accélérés, éléments non formés, affects non subjectivisés" (13). Comment l'architecture peut-elle devenir une fluence affectée par les multiplicités, - sociales, économiques, sensorielles, territoriales? "Les lieux, les territoires, nourrissent des identités, des préalables, des affects que l'architecture et l'urbanisme n'ont de cesse de contraindre et d'éradiquer" (14). Au contraire, l'architecture est, pour Roche, une "gestion des flux différenciés". "Fractal City" (projet pour Rotterdam, 1998) est tout à la fois un territoire singulier et une nature artificialisée. Ici ce sont les soulèvements du sol qui deviennent architecture. La topographie et l'infrastructure sont appréhendées comme outils structurels. Qu'en est-il du territoire et de la carte ? Le territoire est une cartographie, et la carte est investie de l'épaisseur structurelle, stratigraphique du territoire. L'un et l'autre sont impliqués dans une même opérativité, qui rejoint celle des "sites" et "non-sites" de Robert Smithson.

Cette congruence de la carte et du territoire est encore celle d'un projet tel que "Flat City" (1998) pour la future ville de Leidsche Rijn par NL architects aux Pays-Bas. Ces architectes la décrivent comme une "ville linéaire pliée". Aucun volume construit ne vient s'ériger, le sol est soulevé de plusieurs mètres, ouvrant radicalement l'horizon. Déjà dans la fonction oblique de Parent/Virilio, le toit était un sol à gravir, à parcourir, ici des couvertures de gazon rendent accessibles les toitures de "Flat City". Dans les inflexions du "pli endogène" (Deleuze) du territoire, viennent se plier les cartes (sémantiques, urbaines, anthropomorphes).

Pour Kengo Kuma, la technologie digitale a dissout la notion de territorialité. Sa conception du "paysage" ou "jardin digital" ("Digital Gardening") relève d'une inversion de la perception : "Au lieu de regarder vers l'architecture de l'extérieur, nous devons regarder l'environnement de l'intérieur. Il faut planifier l'architecture comme un cadre pour observer l'environnement de l'intérieur". "En effaçant l'objet, nous devons faire ressortir un lieu à sa place" (15). Pénétrer dans les matières parce qu'il ne doit plus y avoir de cadre pour la vision : l'architecture ne peut plus être un objet que l'on mesure visuellement ; désormais elle s'arpente comme un territoire, elle a gagné en matérialité en même temps qu'elle s'est fondue dans l'univers digital de la continuité. Dans son projet de "Réseau de parcs" (1996) pour Tokyo, le parc est tout à la fois source d'alimentation et refuge en cas d'urgence. Pour Kuma, il faut vivre dans un "jardin", à savoir dans un territoire tout à la fois cybernétique et physique, et non plus dans un bâtiment.

La re-configuration du territoire s'effectue, chez les architectes catalans ACTAR et Vicente Guallart, au travers d'une modélisation cartographique et le recours aux géométries fractales. "Les fractals se définissent comme des courbes infinies contenues en une superficie finie". Il s'agit d'"ordres mutables dans leurs relations complexes" dans lesquels coexistent des états contradictoires. "Les fractals capturent un nouveau type d'ordre caractérisé par la semi-similitude, la similitude entre la partie et la totalité à beaucoup d'échelles différentes. Les flocons de neige, les nuages, les fougères, les bords côtiers, les formes ramifiées des vaisseaux sanguins ou bien le "cytosquelette" qui se trouve à l'intérieur de chaque cellule, tous sont des exemples de structures fractales" (16). Manuel Gausa développa la notion de "(LAND)ARCH", "nouveaux paysages opératifs" qui procèdent par "colonisations, infiltrations, insertions, camouflages, modelages", ou nouvelles "topographies opératives" (tapis : terre sur terre ; relief : surface = terre ; plis : croisement de la terre ; sillons : gratter la terre). Pour Gausa, Guallart et Willy Müller, "décrire d'une autre manière la réalité est déjà commencer de la projeter" (17). Ils définissent leurs projets comme des "cartes opératives", mécanismes flexibles pour découvrir de nouvelles potentialités dans le territoire stratifié.

Leur représentation de Barcelone est ainsi un paysage fractal ou une carte opérative : la ville est comme un tissu dont les fibres se seraient distendues pour introduire, dans leurs plissements intersticiels, des infrastructures. Barcelone n'est plus qu'une succession de lais, une couture de bandes longitudinales ("strips") qui, dans leurs dilatations et rétractions, comprimées par des mouvements perpendiculaires qui viennent la "coloniser", ont incorporé des territoires hétérogènes où les vides alternent avec les pleins. Seules les cartes permettent de révéler des systèmes de relations et interconnexions, de faire émerger la ville comme "système vibratile", flux métissé, trame évolutive à différentes échelles, tant locales que globales. La ville surgit ainsi dans son développement fractal à travers sa saisie cartographique multiple. Ce que consacre la carte est bien ici la destitution des facteurs compositionnels, des polarités figure/fond, nature/artifice. Pour ACTAR, la carte est un "métaterritoire", un "sol osmotique". Elle seule permet d'aborder la dimension infrastructurelle du territoire. La carte est le territoire extrudé. Où, à l'inverse, le territoire est exploré comme une "métacartographie", avec ses lignes, ses limites, ses aires de densité pour Xavier Costa. "Afin d'embrasser un spectre de référents aussi large que possible, un positionnement distant est nécessaire, que permet l'acte de dresser une carte de toutes ces zones d'influence. De fait, cette cartographie, qui doit avoir une dimension critique, est déjà en train de construire les nouvelles conditions de la ville" (18).

De même, pour Vicente Guallart, l'architecture n'a plus de formes : elle est un processus dynamique, une co-nature. A travers les géométries fractales, Guallart explore la ville comme une hybridation médiatique entre la nature et le digital. Dans "La Ville aux 1000 géographies", - également hommage à la "Ville du globe captif" de Rem Koolhaas dans "Delirious New York"-, Guallart prélève des échantillons de territoire qui sont autant d'extrusions fractales que des fragments cartographiques de paysage. L'architecture doit muter en temps réel : les arbres peuvent être artificiels, les montagnes peuvent être habitées ("Los edificios son montanas"). La nature est "artificiellement naturelle et naturellement artificielle". "Le monde devient ainsi un environnement habitable". Il s'agit de "représenter le monde réel habitable à partir du monde virtuel" (19), de "cartographier, mais les montagnes, les cours d'eau, l'ensoleillement, les vues, la végétation"… "Un objet fractal a deux caractéristiques essentielles : un détail infini de chaque point et une certaine similitude entre les parties de l'objet et ses caractéristiques complètes" (20) : l'objet fractal est en lui-même une cartographie de l'objet à travers sa dimension d'autosimilitude ; il est un mode mutant de représentation dans lequel peuvent confluer différentes distances et différents moments, et qui peut rendre compte des mutations du paysage. Chez Guallart, tout se passe comme si la "cartographie pouvait s'inscrire directement dans le paysage qu'elle décrit" (21).

Déploiements : paysages sémantiques

Kolatan/Mac Donald ont recours, quant à eux, au système de la carte co-citationnelle ("co-citation map") afin de déployer des réseaux complexes d'interrelations "entre des processus dissipatifs et des structures agrégatives" qui formeront de nouvelles identités hybrides. Ils convoquent à ce titre la métaphore de la "chimère", être mythique génétiquement hybride, tout à la fois singulier et complexe, pour développer leurs modèles digitaux transformationnels. Le système de la carte co-citationnelle est une sorte d'index électronique, emprunté aux nouvelles sciences informatives. "Si un article cite une publication antérieure, ils véhiculent tous deux une relation conceptuelle. Une relation de contenu intellectuel est ainsi implicite dans ce lien. Si nous réordonnons la littérature à travers les mots cités, nous obtiendrons un index citationnel" (22). Cette carte de co-citations permet ainsi de déployer des connexions conceptuelles qui ne sont pas visibles autrement. "Le niveau suivant d'organisation est construit comme une carte, une description géographique d'une connaissance relationnelle. Dans ce type de carte, les groupes d'articles co-cités sont organisés en grappes, chacune de ces grappes représente un réseau de publications interreliées, co-citées. Ce qu'accomplit ce groupement est une matrice d'objets liés les uns aux autres au travers de différents degrés et différents états d'agrégation" (23). La méthode de la co-citation permet ainsi d'"identifier des similarités entre des sites/structures/programmes non liés" (Kolatan/Mac Donald). La carte co-citationnelle déploie "une description territoriale d'associations et de dis-associations, la coordination de groupes de morphologies en grappe qui chacune représente un réseau d'éléments interconnectés, une matrice d'objets" (24). C'est ainsi que Kolatan/Mac Donald ont reconfiguré un intérieur à partir de l'indexation du profil d'objets domestiques qui, reliés ensuite les uns aux autres, aboutirent à de nouvelles possibilités formelles et programmatiques. Ce lexique de profils d'objets a débouché sur la découverte de nouvelles similitudes opérationnelles. Cette même méthode leur permit d'hybrider le profil de la maison avec son environnement pour réaliser des architectures "chimériques".

Pour Neil Denari, également, la technologie digitale a modifié la notion de local. Neil Denari rappelle que le mot carte signifiait en latin "feuille". Par conséquent, les origines de la carte "ne résident pas dans l'information, mais dans la géométrie d'une surface plate" (25). "Le monde, en termes de technologie, ressemble plus à une carte qu'à une sphère. Il pourrait être même appelé un graphe où l'information est plus importante que le nombre de kilomètres carrés qu'un pays ou une ville possède" (26). Neil Denari conçut le réaménagement de la Gallery MA à Tokyo à partir de ce qu'il appelle le système cartographique de projection interrompue Homolosine ("Homolosine Interrupted Projection Mapping System"). Les surfaces intérieures se plient et se déforment, se rabattent comme les plans d'une projection cartographique "interrompue", dénués de toute information géographique, afin de former un espace géométrique complexe, lisse comme une feuille ou une carte, mais sans référent. L'exploration de ces nouveaux territoires digitaux, similaires aux cartes, a permis à l'architecture de devenir une "autre surface globale". "La technologie a provoqué un aplatissement du monde à travers ses tentatives d'horizontalité, d'être partout et à tout moment. Elle a créé une nouvelle forme de projection globale ou une nouvelle cartographie qui décrit les phénomènes entourant les flux de plasmas de l'argent, du savoir, du pouvoir et de la politique" (27). Ces surfaces globales qui se développent en dispositif spatial ont ici fusionné avec un univers graphique, "logoïsé" de codes intertextualisés, extraits des flux de la culture du monde. Aujourd'hui il n'y a plus, pour Neil Denari, de carte traditionnelle pour nous guider, nous naviguons dans des espaces flottants de signifiés. L'architecture consiste désormais à "plier" la feuille du monde.

Mouvements : paysages cinématiques

Les architectes Ushida & Findlay explorent la dimension psychanalytique et "psycho-géographique" de l'architecture, conjointement à une recherche purement scientifique et géométrique sur la forme. La "Truss Wall House", construite au Japon, rend bien compte de leur démarche globalisante, dans laquelle l'inconscient rencontre la modélisation mathématique. Pour eux, l'architecture est une géographie pyscho-sensorielle, elle induit un parcours libre au cours duquel l'habitant est toujours sollicité dans sa dimension cognitive et physique. Les formes organiques de leurs bâtiments dérivent des mouvements du corps humain. Fascinés par "l'espace qui s'écoule" (Leon van Schaik), les intérieurs de leurs architectures sont appréhendés comme des "paysages habités", - paysages psycho-sensoriels, tout à la fois tactiles et mentaux.

Les technologies digitales ont donc radicalement bouleversé la notion de territoire et de sa modélisation puisque le territoire digital revêt toutes les caractéristiques heuristiques d'une carte. Chez Greg Lynn, la constitution de l'objet architectural est la résultante d'une traversée simultanée de la carte et du territoire. Ses "blobs", éléments matriciels, "polysurfaces isomorphiques", s'inscrivent dans une grammaire générative des formes, qui se développe dans la continuité et la différenciation. Marqué par les radiolaires et les études morphologiques du zoologiste D'Arcy Thompson, Greg Lynn compare le "blob" à un organisme gélatineux, sans régulation formelle, forme évolutive qui enveloppe les composantes de son environnement (28). La particularité des "blobs" est qu'ils peuvent être tout à la fois moule et modèle, paysage et carte. Greg Lynn réalisa ainsi, à partir de machines à commandes numériques, des panneaux en bois stratifié qui portent l'empreinte formelle de ses "blobs". Ces panneaux sont autant une cartographie analytique du "blob" que son territoire géographique mouvant (Cf. "Embryologic Space"). Pour Greg Lynn, le blob est un exemple de "surface topologique qui a toutes les caractéristiques du paysage bien qu'il ne ressemble pas à une topographie" (29). L'architecture se tient entre le dépliement de ce proto-objet et un champ animé de surfaces orientées, qui réactualisent la fonction oblique de Parent/Virilio. "Les surfaces topologiques qui accumulent de la force dans les inflexions de leur forme se comportent comme des paysages dans lesquels les inclinaisons qui sont générées accumulent de l'énergie sous la forme d'une surface orientée" (30). Il n'y a plus ici de localités, le "paysage topologique" est un plissement de sédiments géologiques, en même temps qu'il est parcouru d'ondes douces dont les inflexions provoquent une topographie singulière de collines ou de vallées. "Ces surfaces topologiques sont infléchies par le champ dans lequel elles sont modelées" (31) : le paysage et sa modélisation cartographique ont fusionné l'un dans l'autre, striés par une même dynamique spatio-temporelle.

Les cartes se donnent ainsi dans leur opérativité relationnelle, leur capacité transformationnelle, un renvoi au référent, fait d'abstraction et de similitude. La carte n'est ici ni un objet ni une représentation graphique; elle est un vecteur de translations entre la forme architecturale et son environnement, physique ou digital. La carte est une fonction, une médiation entre le champ cognitif et un domaine intertextuel. La carte n'est plus là pour mesurer ou instruire un ordre comparatif entre réel et représentation; elle est tout à la fois pulsion et inflexion. Pliage du signifiant et du signifié, elle est devenue une "métastrate" qui œuvre à la manière de cet "agencement machinique" (32) de Deleuze et Guattari. La carte est ce qui insuffle à l'architecture un mouvement virtuel implicite, ce qui la rend inassignable. La carte est elle-même devenue un flux.

(1) Mark Lee, "The Dutch Savannah. Approaches to Topological Landscape" in Daidalos. Architecture.Art.Culture, "Architecture Goes Landscape", Berlin, octobre 1999, n°73, p.9-15.

(2) Constant, "Een schets voor een kultuur", 1960-65 in Mark Wigley, Constant's New Babylon. The Hyper-Architecture of Desire, Witte de With, Center for Contemporary Art/ 010 Publishers, Rotterdam, 1998, p.163.

(3) Pierre Chabard in "Orbis Terrarum", sous la direction de Marie Ange Brayer, Moritz Küng, Ludion/Antwerpen Open, 2000.

(4) La périégèse est la "description littéraire où la géographie se mêlait à l'ethnographie" in Christian Jacob, L'empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l'histoire, Paris, Albin Michel (Bibliothèque Histoire), 1992, p.39.

(5) Constant, op. cit, p.161.

(6) Bernard Stiegler, La technique et le temps. 2. La désorientation, Paris, Galilée (Collection La Philosophie en effet), 1996, p.168.

(7) Paul Virilio, "Nevers chantier" in Architecture-Principe 1966 et 1996. Paul Virilio et Claude Parent, Paris, Les Editions de l'Imprimeur, 1996, s.p.

(8) Claude Parent in Aujourd'hui, n° 51, 1965.

(9) Claude Parent, "Architecture : singularité et discontinuité" in op. cit., s.p.

(10) John Rajchman, "Grounds" in Constructions, The MIT Press Cambridge, Massachusetts, London, England, 1998, p.86.

(11) Claude Parent, "Expérimentation" in op. cit., s.p.

(12) FOA in ArchiLab, Orléans, 1999.

(13) Gilles Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981.

(14) François Roche, "Situation" in Quaderns, "LandArch", Barcelone, 1997, p.97.

(15) Kengo Kuma, "La période du chaos. Jardin digital" in Quaderns, "Spirales, Temps ouvert - Temps fractal", Barcelone, 1999, p.128.

(16) Mae-Wam Ho, "La nouvelle ère de l'organicisme" in op. cit., p.154 .

(17) Manuel Gausa, Vicente Guallart, Willy Müller, Met 1.0. Metapolis. 25 propuestas x 21 equipos. Festival de ideas para la futura multiciudad, ACTAR, Barcelona, 1998.

(18) Xavier Costa, "El arquitecto como etnografo" in op.cit., 1998.

(19) Vicente Guallart, "La Ville aux 1000 géographies" in Quaderns, "LandArch", Barcelone, 1997, p.171.

(20) Op. cit., p.173.

(21) Xavier Costa in op. cit.

(22) E. Garfield, R. Kimbeley, D.A. Pendlebury, Mapping the Social Sciences : The Contribution of Technology to Information Retrieval. Cité par Kolatan/Mac Donald.

(23) Ibid.

(24) Kolatan/Mac Donald Studio in Peter Zellner, Hybrid Space. New Forms in Digital Architecture, Thames & Hudson, London, 1999.

(25) Neil Denari, "Interrupted Projections". Another Global Surface or Territorual Re-Codings on the World Sheet, Gallery.MA, Tokyo, 1996. Cf. aussi Neil Denari, "Project N0 9601 Interrupted Projections. Another Global Surface" in Architectural Design. "Architecture of the Borderlands", London, vol. 69, été 1999.

(26) Ibid.

(27) Ibid.

(28) Greg Lynn, "Blob Tectonics, or Why Tectonics is square and Topology is groovy", p. 169-186 in Folds, Bodies & Blobs. Collected Essays, Bruxelles, La Lettre Volée, 1998. Cf. ArchiLab, Orléans, 1999.

(29) Greg Lynn, Animate Form, New York, Princeton Architectural Press, 1998, p.30.

(30) Ibid.

(31) Op. cit., p.32.

(32) Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980, p.10.