éloge du fragment

Marco Brizzi

 

 

Certaines lignes de recherche de l'architecture contemporaine témoignent d'un processus de transformation qui, intervenant directement sur les instruments et les technologies, implique de fait la discipline dans son entier, la rendant ainsi provisoirement instable. Il n'est pas encore possible de classifier les effets de la révolution numérique dans la mesure où leur processus de développement est en cours et où la définition de nouveaux paradigmes technologiques est apparemment lointaine. Pourtant, c'est justement la connaissance des méthodologies de diffusion et l'application critique des instruments disponibles qui peuvent jouer un rôle déterminant dans le développement de ces technologies en s'orientant vers certaines des voies d'étude possibles. On tend à reconnaître au monde contemporain une matérialité fragmentée et discontinue au sein de laquelle le numérique acquiert une consistance de plus en plus importante. Ceci ne doit pas surprendre car c'est justement le numérique, dont l'apparition a contribué en grande partie à l'apparente désagrégation actuelle du savoir, qui représente le moyen le plus important dont nous disposons pour élaborer les fragments d'une nouvelle poésie.

C'est dans ce sens qu'il faut considérer les expériences conceptuelles les plus récentes, particulièrement celles relevant d'un caractère principalement expérimental : comme des tentatives d'établir de nouvelles relations à la matière construite. Elles constituent des occasions de recherche sur les applications des technologies numériques émanant à la fois d'un élan individuel et d'une recherche d'intégrité, de connectivité, de restauration du dialogue. L'important développement de l'architecture consécutif à l'industrialisation a entraîné, au début du XXe siècle, un important et positif bouleversement au sein du métier de l'architecture, que l'on retrouve certainement aujourd'hui dans l'architecture contemporaine. L'introduction de nouvelles technologies et de nouveaux processus de production a offert à l'architecture, au long d'un arc temporel culminant avec la phase des avant-gardes historiques, la possibilité de repenser le projet. C'est justement pendant cette période qui ressemble par certains aspects à la période actuelle que sont apparues les conditions d'une application diffuse des technologies à travers un processus de transformation complexe où la contribution des concepteurs et de l'industrie a joué un rôle essentiel.

Présentant une œuvre récente de Greg Lynn, Herbert Muschamp a écrit que les virtuoses de l'architecture numérique utilisent le software comme les modernistes utilisaient la structure. En effet, au cours du siècle dernier, le développement des technologies a connu une telle ampleur qu'il a abouti à des scénarios complexes difficiles à résoudre sur le plan de la conception. Il est important de rappeler combien le fait de posséder des connaissances techniques a donné lieu à des disparités évidentes. Il suffit de prendre un exemple évident comme celui du calcul des structures pour constater à quel point la distance technique et formelle a séparé des générations entières d'architectes appartenant à l'ère moderne. Mais au-delà de la virtuosité on trouve la pratique, où se sont souvent opérés, au cours de l'histoire, des choix holistiques, réducteurs et banalisants, pour des raisons de convenance et de capacité de diffusion.

Si nous observons la situation actuelle, nous sommes confrontés à un cadre en pleine évolution, riche d'éléments fort intéressants au sein desquels le software, pour parler des instruments qui retiennent le plus notre attention, semblent représenter un des éléments décisifs du développement et du contrôle du projet d'architecture. La question du software mériterait une étude spécifique ; dans le cas présent, je souhaite simplement souligner combien le processus d'élaboration et d'introduction des instruments numériques dans le monde de l'architecture a été et reste aujourd'hui problématique. Outre les problèmes intrinsèques relatifs à la façon dont sont élaborés les logiciels et à leur finalité spécifique, de nombreux architectes actuellement en exercice expriment une certaine condescendance envers les nouvelles technologies : on considère le processus de développement technologique comme un système soumis à une croissance bénéfique inconditionnée, même sans disposer d'éléments d'évaluation objectifs ou d'instruments critiques en mesure de mettre en question les processus de transformation des technologies ou des médias. D'une manière générale, le champ de la pratique architecturale a surmonté une phase de scepticisme sévère envers les instruments numériques, cette phase ayant laissé place à un positivisme aveugle. Il est nécessaire de disposer d'occasions d'approfondissement, de discussion, de contrôle ; l'architecture doit apprendre à dialoguer avec les médias, à établir des rapports complices avec les technologies, à exploiter les potentialités du software et à en remettre en question les limites.

Au sein de cette condition fragmentaire actuelle, l'activité des concepteurs permet également et surtout de développer de nouvelles configurations, des arrangements architecturaux et des instruments diversifiés. Les outils numériques présupposent la possibilité d'intégrer l'univers du projet sous forme de données ; dans ce sens, toute contribution conceptuelle, tout détail, tout fragment d'architecture, quelle que soit sa diversité en termes d'origine et de forme, possède un espoir d'achèvement fort et inaliénable. Cette tension est un des moteurs de la condition numérique, quelque chose qui s'apparente à un système de connexions dans lequel chaque neurone développe ou inhibe occasionnellement des synapses en fonction de nécessités spécifiques ; le réseau Internet est en quelque sorte la représentation de cette caractéristique. Le fragment renferme dans ce sens, notamment en raison de son essence numérique, un potentiel conceptuel bien plus élevé qu'une quelconque planification opérée à travers une systématisation générale du savoir et des instruments. Au contraire, l'omnipotence même des modèles globaux dénonce surtout une insupportable approximation.

L'architecture expérimentale contemporaine ressemble un peu aux récits de Borges. Les fragments décomposés tracent un parcours désarticulé qui, en réalité, s'articule constamment car il rassemble et combine des lignes de recherche sur les traces de celui qui les parcourt.