Urbanismes non-standards

Frédéric Migayrou

Qu'est-ce qui est architecture, comment se spécifie encore ce qui s'organise comme de l'architecture ? D'évidence, l'architecture est partout, elle nous cerne et nous entoure, elle constitue un cadre commun, elle se trame en un domaine urbain qui ne semble plus vouloir s'interrompre, réseaux en perpétuelle extension qui gagnent chaque jour du terrain, nature transmuée en un domaine de production qu'il faudrait en permanence reconstituer pour le préserver. Mais d'autre part, qu'est-ce qui est de l'architecture, de l'urbanisme, quand l'ensemble de ce qui s'érige chaque jour est abandonné aux services techniques des collectivités, aux bureaux d'étude traitant directement avec le monde de l'entreprise ? On ne peut définitivement plus raisonner en termes de territoire, d'extension, de frontières, de limites, qui permettraient de partager le monde en un domaine urbain, l'univers d'une densité physique et humaine extrême, et un territoire extérieur, autonome qui s'organiserait selon les lois d'une autre économie. Le domaine urbain semble s'être emparé du globe, il excède toute territorialité, se multiplie en réseaux d'échanges de toutes natures, il déborde la matérialité du bâti pour se reconstituer en permanence, à la mesure d'une simultanéité et d'une intensité des échanges. Qu'est-ce qui est architecture quand la structuration de l'espace public outrepasse la réalité objective de ce qui est construit, celle des bâtiments et des réseaux de transport ? L'urbain ne se suffit plus de la ville, la cité n'est qu'un élément de densité dans une trame d'une complexité sans précédent qui redistribue en permanence les logiques du social, de l'économique et du politique. Avancer le mot d'urbanisme, c'est donc déjà s'engager dans le jeu d'une inadéquation, c'est encore parler de la ville, de ses modèles de développement, c'est tenir en réserve l'idée d'un rapport au sol, à la fondation qui semble nié par l'accroissement permanent des cités, par l'apparition spontanée de mégalopoles qui ne doivent plus rien à la sédimentation historique. L'urbanisme est indissociablement lié au territoire, c'est un savoir qui participe de la géographie, qui s'instrumentalise à grands renforts de cartes, de relevés, de plans.

Cet héritage d'une maîtrise militaire de l'espace semble toujours constituer l'outil privilégié d'une herméneutique des domaines urbains. Analyser la sédimentation du bâti, l'architecture des réseaux, l'intrication historique des parcelles, c'est toujours supposer en retrait la disponibilité du plan libre, celle qui lie inextricablement le contrôle de l'espace au pouvoir politique. L'espace infini de la rationalité moderne, celui qui contingente la forme de toute extériorité depuis Kant, a définitivement repoussé les traditionnelles compréhensions d'un espace anthropocentré. Le monde s'est rendu aux cosmologies rationnelles, il n'est plus un domaine clos, il s'ouvre en une extension sans limites, une forme pure qui autorise toutes les mesures, toutes les géométrisations. Les métaphores de la ville qui jalonnent encore le "Discours de la Méthode" ont laissé la place dans le discours kantien à une inadéquation définitive où l'architecture échoue à représenter l'idée rationnelle d'une totalité ouverte, tendue vers l'infini. Si l'on s'en tient au statut que Kant confère à la nature, un univers uniquement régi par des lois mécaniques, les constructions de l'homme apparaîtraient comme une manifestation de sa finitude, la sédimentation successive des étapes d'une histoire de la raison. Jamais définie, l'hypothèse d'une véritable ville transcendantale rejoint l'idéal du plan libre, et en retournant la proposition, en instaurant la ville comme lieu de l'histoire, Engels en fera le modèle d'un schéma de développement menant vers l'idéal d'une société sans classe. La critique des grandes cités industrielles du XIXème siècle n'est jamais pour lui la dénonciation d'un développement incohérent, d'un chaos permanent, elle correspond plutôt à dresser un constat du présent, prendre acte d'un état des choses pris dans le mouvement de la mécanique historique. La ville a une dynamique autonome, elle est un symptôme de l'histoire et toute volonté d'intervention, d'aménagement, semble devoir être relativisé. La ville, l'urbain, auraient un ordre propre qui est une révélation continue des soubresauts et des moments de l'histoire. Toute autre logique d'analyse qui ne se plie pas à cette nécessité intérieure du temps devrait sombrer dans un matérialisme inerte, ou dans l'idéalisme d'un futur utopique. L'idée aujourd'hui très actuelle, d'un chaos du monde urbain ou celle d'une anticipation, d'une projection de ce que pourrait être un état de la ville future, ont par avance été mis sous le joug de cette ville transcendantale inavouée.

L'extension générale de l'espace urbain, l'absence de toute distinction entre ville et non-ville, la confusion croissante du domaine public et de l'espace privé, l'uniformisation du tissu économique, des réseaux d'information et des valeurs culturelles, tous ces éléments d'un diagnostic de l'état du monde semblent directement répondre à ce statut d'un espace rationnel en perpétuelle extension. Peut-on simplement se rendre à cette raison de l'histoire qui faisait dire à Engels que "Pour le présent, la seule tâche qui nous incombe est un simple rafistolage social" (1). La conception de l'espace public héritée des Lumières semble pleinement accomplir une forme moderne de la cité fondée sur une perpétuelle inadéquation au réel et qui maintient les individus dans la sphère d'une permanente inauthenticité. L'architecture aura été, dans son incestueuse relation à l'industrie, le principal vecteur d'une normalisation de l'habitat et par extension, de toutes les fonctions de la cité. Les calculs de la raison, sa dimension profondément émancipatrice, auront fini par croiser les contraintes de la production et une modélisation de la vie urbaine. Au-delà des visions prophétiques d'un Franz Jourdain qui peut-être le premier se détachera des compréhensions paternalistes du XIXème siècle avec son ouvrage "Les habitations ouvrières" (1902), le modernisme radicalise le projet rationaliste en retournant la logique géométrique du classicisme, en substituant à l'équilibre humaniste des proportions du corps, l'idée d'une mesure normative. Le C.I.A.M de 1929, où Ernst May s'interroge sur "la vie minimum", où Walter Gropius disserte sur les présupposés sociologiques du logement minimum, Victor Bourgeois sur "l'habitation minimum", et Le Corbusier sur "La maison minimum", décline pleinement les principes d'une nouvelle universalité. L'urbanisme est une science récente et il reste singulier que, s'attachant aux principes de l'établissement humain, elle apparaisse quand les architectes commencent à définir les éléments d'une syntaxe. De l'habitation minimum à la "machine à habiter", l'architecture a dû se conformer à des standards qui ne répondront pas simplement la production en série d'objets conformes à des fonctions déterminées, mais plus ouvertement à une optimisation des process de production liés à un développement des services. La standardisation, l'extension générale des normes de production, répondent directement à une volonté expansionniste de la maîtrise territoriale où le rationalisme industriel de l'économie libérale croise, finalement sans contradiction, le déploiement de la raison historique, l'histoire incarnée de la raison.

Il est temps de se consacrer à une véritable archéologie des modèles identitaires qui ont traversé l'histoire de l'architecture et de l'urbanisme qui semblent maintenant s'être totalement uniformisés à l'échelle du monde. Le combat pour la norme, celui-là même qui opposait Le Corbusier qui tentait avec ses Maisons Citrohan (1920-23) de développer systématiquement des standards esthétiques et constructifs, et Walter Gropius qui ne cherchait qu'à définir des formes-types, ouvertes à toutes sortes d'assemblage comme dans un jeu de construction, s'est résolu de lui-même dans le monde de la production. Type ou standard, le langage de l'architecte s'est lui-même industrialisé et son matériau de base est maintenant constitué d'un corps de procédures qui dirige toute mise en œuvre. C'est l'industrie qui objective le langage de l'architecte hors tout romantisme d'une expression propre, et Le Corbusier, prenant l'exemple de la production automobile, scellera le nouvel ordre de la pratique. "Ce qui est intéressant dans les buts élevés de Gropius, c'est d'apporter à la production industrielle, le facteur de perfection des standards, mais ce qui nous attriste, c'est de devoir conclure qu'une école d'art est dans l'incapacité d'améliorer la production industrielle, d'apporter des standards, on n'apporte pas de standards tout faits" (2). En repoussant la notion de type, Le Corbusier s'éloigne de la notion d'art décoratif et entre de plain-pied dans le modèle d'une ville à croissance infinie, pour reprendre le nom de son célèbre projet de musée. A propos de la Ville pour 3 millions d'habitants, Hans Seldmayr, alors jeune critique, "reprocha à Le Corbusier d'user encore de cette vieille idée de l'émancipation et d'être entièrement soumis aux problèmes du 19ème siècle tels que l'hygiène et la circulation" (3). Ce "principe d'ordre géométrique d'un monde mécanique", Hugo Häring, qui s'occupait des concepts d'urbanisme de Le Corbusier et Hilberseimer, le dénoncera pour revaloriser la notion d'organisme urbain et de "cellule" plus en accord avec les besoins individuels de l'homme, termes qu'Hilberseimer s'appropriera quand il prendra ses distances avec Le Corbusier. Y a-t-il un kantisme de Le Corbusier ou un marxisme inexprimé de ce modernisme qui n'a jamais vraiment avoué sa finalité rationnelle ?

L'urbanité unilatérale, continue, est aujourd'hui une évidence et la standardisation attendue est maintenant effective. La normalisation dépasse toutes prévisions, et les logiques du commerce et des services ont multiplié à l'infini les labels et les marques pour finalement créer l'unité d'une culture mondiale où un nombre croissant de valeurs constitue maintenant la nouvelle unité d'un monde symbolique partagé par tous. Cette forme inattendue de l'universalité a pris la forme de la globalisation, le règne d'une économie sans partage qui n'est même plus l'objet d'un débat politique ou idéologique. Saskia Sassen ou Manuel Castells ont largement insisté sur cette nouvelle fracture qui partage le monde entre un réseau de villes globales et interconnectées qui draine la presque totalité des échanges et un domaine secondaire presque indéterminé qui reste une simple ressource, une disponibilité, un gisement potentiellement exploitable où l'on peut trouver pêle-mêle les matières premières, des ressources humaines, des sites touristiques. Comment se qualifie l'espace public, comment se définit-il au-delà de toute distinction spatiale ? Cette question déborde les anciennes séparations qui distinguaient centre et périphérie, villes et campagnes, monde occidental et tiers-monde, qui construisaient encore des frontières et des nations. Comment construire une ville pour six milliards d'habitants, voilà l'ultime interrogation qui excède toute idée d'une implantation territoriale, d'une définition identitaire. Cantonner le travail de l'architecte à celui d'une édification, d'une construction qui suppose toujours une disponibilité de l'espace, faire de l'architecture un art univoque de l'espace, c'est rester au cœur d'une contradiction qui a porté toute l'histoire du modernisme. Il est temps de s'attaquer directement à cette ontologie cachée qui cherche toujours à ancrer l'architecture dans la proximité à une fondation dont la valeur transcendantale lui reste inaccessible, pyramide hégélienne, temple grec heideggerien, ville marxiste. Paul Virilio l'avait magistralement indiqué, "Cette faculté géodésique de définir une unité de temps et de lieu pour les activités entre maintenant en conflit ouvert avec les capacités structurales des moyens de communication de masse" (4). L'espace est aujourd'hui sans dimension, il n'est plus affaire de mesure, il se redéfinit sans cesse à la mesure de nos capacités technologiques de configuration.

Les tentatives successives pour redéfinir l'espace moderne se sont toutes avérées illusoires et l'incessante redéfinition d'un espace urbain plus adéquat, plus disponible aux usages et aux fonctions humaines ont toujours reconduit le présupposé d'un domaine spatial disponible, d'une géométrisation plus ou moins consentie de l'espace. À l'urbanisme rationnel des C.I.A.M a en effet succédé la dynamique de Team X qui, en cherchant à transformer les modèles socio-culturels en une réalité spatiale, s'est finalement enferré dans un géométrisme d'un autre ordre. L'usage des trames, des proliférants, de réseaux plus imbriqués, plus polyvalents, l'addition en des systèmes complexes d'unités modulaires, les "clusters", ont toujours relevé d'une logique de l'application d'un procédé supposant toujours une réification préalable du contexte choisi. Là encore la maîtrise de l'espace et la mise en œuvre du projet architectural, du plan urbain restait indissociable d'une économie des standards. L'espace est recomposé selon des programmes que l'on essaye de redéfinir selon des "motifs", de "nouveaux motifs d'association" (5), qui échappent aux organisations traditionnelles des agglomérations urbaines. La part la plus créative de l'apport de Team X réside certainement dans cette première fusion entre la forme, l'espace et les paramètres sociaux culturels qui mèneront à l'avènement de la notion déterminante de contexte. Cette normativité toujours reconduite s'exprime encore dans les travaux de la "tendenza". Si l'espace comme vecteur unilatéral de la conception architecturale est bien problématisé au profit d'une compréhension historiciste des contextes, il se recompose sous la forme d'une sociologie qui trace de nouvelles cartes, de nouveaux découpages territoriaux. À la forme abstraite du rationalisme moderne s'oppose un rationalisme post-moderne qui dénonce l'utilitarisme de l'architecture fonctionnaliste, mais qui tente de définir une normativité portée par des valeurs historiques. Quand Carlo Aymonino s'attaque au rationalisme des modernes, c'est pour dénoncer son abstraction, sa dimension profondément esthétique pour valoriser la dynamique de la contradiction historique dans la sédimentation urbaine. Il cherche à substituer à l'universalité abstraite de la standardisation moderne l'universel concret de normes contextuelles (6).

Cette revendication d'une complexité des phénomènes urbains n'échappe toutefois pas à d'autres formes de reconduction d'une normativité externe qui se donne toujours la ville comme un objet, comme le domaine extérieur d'une intervention. On ne compte plus les analyses qui rapprochent le fameux "Collage City" de Colin Rowe de "De l'ambiguïté en architecture" de Robert Venturi. La valeur de l'assemblage qu'elle soit un constat passif de l'état des choses ou la revendication active d'une nouvelle écriture architecturale, constitue bien la base d'une nouvelle analytique de l'urbain mais elle reste passive et s'en tient à l'idée primaire d'une composition hétérogène. Même si Colin Rowe récuse l'idée d'un support objectif de ces collages, une espèce de "toile de fond neutre", il reconduira la notion d'un champ ouvert puisée chez Karl Popper, une forme induite de la métaspatialité que suppose le collage. La ville semble toujours limitée à une morphologie passive, un objet qui peut être parfaitement déterminé selon ses limites géographiques, sa forme et sa structure, son histoire propre. La complexité est toujours analysée selon cette définition morphologique, qu'elle soit formelle, distinctions des éléments, ou dynamique selon une mise à jour de toutes les interactions possibles. Cet urbanisme post-moderne où "Les politiques de l'universalisme (ou des droits abstraits) ont abouti à une politique de la différence et de la recognition, où la décision dépend plus du contexte que d'une logique moderniste binaire" (7), reconduit toutefois les valeurs d'une normativité en retrait. La standardisation fait place à la typologie qui remplit les mêmes fonctions normatives et crée finalement une nouvelle universalité sémantique de la ville. L'espace communicationnel, tel que le comprend Habermas, peut directement répondre à cette conception d'une urbanité post-moderne dont le sens, un consensus qui se substitue à l'ancienne universalité de l'idéalisme, n'est jamais vraiment déterminé.

Peut-être faut-il retourner la proposition et faire de la complexité une ressource dynamique en lui refusant toute valeur analytique propre. L'urbain s'est maintenant instauré comme un tissu dynamique d'échange qui surdétermine le domaine physique des villes. La globalisation est moins un fait économique qu'un réseau d'échanges qui, en temps réel,

reconfigure toutes les décisions, qu'elles soient d'ordre politique ou économique. Les architectes qui, depuis longtemps, ont été dépossédés de toute capacité d'intervention travaillent maintenant à objectiver le métissage permanent d'informations qui nourrit le domaine public. Les villes sont aujourd'hui des seuils, des portails pour reprendre le vocabulaire informatique. Toute une littérature s'est rapidement constituée en se jouant de l'écart supposé entre un espace public réel fort de ses lois, de ses normes, de sa géographie des nations organisant les équilibres économiques et politiques, et ce domaine impalpable du virtuel qui rendrait flou nos anciennes logiques de l'identité, individus virtuels pris dans une virtualité sociale dématérialisant le corps, les flux financiers, les échanges symboliques et culturels. On peut s'amuser de la pléthore de titres qui affichent avec jubilation le devenir des communautés du cyberspace, du gouvernement du cyberspace, du cyberpower, de la cyberception. L.'idéologie du cyber reconduit en négatif l'idée d'une altérité, d'une utopie technologique qui, bien sûr, est illusoire. Il semble plus important de comprendre comment une nouvelle économie juridique redéfinit les identités traditionnelles du monde politique ou économique. "D'une part, nous pouvons observer les tenants définis en termes de taille ou d'échelle, (individus, institutions, acteurs, états, systèmes d'états, organisations internationales ou corporations et finalement le global). D'autre part, nous pouvons examiner l'ensemble des situations ou arènes dans lesquelles ces identités sont produites. Ce qui se définit comme des liens sont ces domaines où les relations entre les identités/acteurs entrent en conflit, en collision, en collusion. Dans cette perspective, la globalisation des communications bouleverse tout le champ de constitution des identités" (8). La globalisation déplace ainsi toutes les anciennes hiérarchies et recompose un champ de décision ouvert où chaque intervention et à la fois locale et portée par les contraintes de la structure générale. Derrière le partage du monde entre ceux qui ont accès aux technologies et un tiers-monde qui est banni du nouvel espace public, le champ urbain aujourd'hui tissé d'une infinité de réseau de transports de communication, d'une myriade de satellites qui dirigent et contrôlent les flux, apparaît comme un système autonome, sans souveraineté, entièrement porté par des lois d'auto-organisation. Le domaine mondial de la non-ville, les minorités de toutes sortes, les infra-économies, tout ce qui constitue la partition de ce qui semblait mineur est pleinement assimilé à ce domaine global et multiplie les interactions avec les centres de décision de la globalisation.

L'urbain global apparaît comme un véritable organisme comme l'avait prophétisé dès les années 60 le jeune Christopher Alexander qui s'interrogeait sur "la nature de l'ordre" et prônait pour orienter les stratégies urbaines la multiplication d'interventions locales. "La collectivité rejettera toutes formes de schéma directeur physique ; sa performance essentielle consiste à permettre à la collectivité de tirer son organisation, non pas d'une projection fixe de l'avenir, mais d'un système de modèle qui lui serve de syntaxe propre" (9). On ne compte plus les travaux qui, depuis, ont tenté d'appliquer les théories des systèmes complexes, les modèles de l'organisation biologique au champ urbain. Derrière l'idée d'une modélisation de la "ville fractale" (10) se reconduit souvent une normativité où les "modèles" semblent se substituer aux anciennes normes de l'espace géométrique. Une rationalité du désordre arc-bouté sur un néo-kantisme pourrait, comme dans l'épistémologie de la "Théorie des catastrophes", réintroduire des archétypes au cœur de la modélisation urbaine. Au regard des problématiques qu'esquissent tous les architectes de recherche dans leur incroyable diversité, ils se rassemblent autour des mêmes constats et des mêmes postulat : - L'apparition d'une culture immédiate et d'un pragmatisme de l'urbanité, d'un nouveau cognitivisme. - La coexistence de multiples localismes en un pluralisme spatio-temporel sans précédent. - Une simultanéité croissante des échanges d'informations. - Un recours généralisé aux modèles de la morphogenése et du calcul. - Une mutation radicale des rapports de l'individu au politique et à l'économique. L'introduction du calcul comme un véritable outil de production induit une herméneutique active du phénomène de la globalisation urbaine qui intègre la normativité comme autant de possibles. Bernard Cache a souligné cette rupture définitive avec les modèles rationalistes : "Nous serions sur le point d'achever un formidable mouvement de torsion en philosophie suivant lequel la conscience deviendra un centre d'intérêt, non plus comme lieu de la raison, mais comme celui d'une irréductible déraison" (11). La globalisation nous invite à penser une pluralité de mondes possibles, des possibles qui sont sans cesse actualisés de façon contradictoire, elle impose à l'architecte une pratique hybride, locale, plurielle. Il est temps d'inventer un urbanisme non-standard, un méta-constructivisme des morphogenèses urbaines (12). Reste à l'accompagner d'une dimension politique adéquate, une politique des possibles qui, sans hiérarchie d'échelle, soit capable de traiter de tous les états de la citoyenneté dans la ville globale, de recomposer une communauté pluraliste qui échappe aux modèles de la souveraineté rationaliste (13).

 

 (1) Friedrich Engels, La question du logement, Editions Sociales, 1957, p.47.

(2) Le Corbusier, "Pédagogie", in L'esprit Nouveau, n°19, décembre 1929.

(3) Winfried Nerdinger, "Standard et type : Le Corbusier et l'Allemagne 1920-27", in L'Esprit Nouveau, Le Corbusier et l'industrie, 1920-25, Ernst & Sohn, 1987, p.52.

(4) Paul Virilio, L'espace critique, Galilée, 1984, p.24.

(5) Alison & Peter Smithson, "CIAM 10 Projects",

in Architectural Design, Septembre 1955, n°9, p.268.

(6) Carlo Aymonino, L'abitazione razionale, Marsilio Editori, 1971, p.89.

(7) Nan Ellin, Postmodern Urbanism, Princeton Architectural Press, 1996, p.7.

(8) Jerry Everard, Virtual States, Routledge, 2000, p.7.

(9) Christopher Alexander, Une expérience d'urbanisme démocratique, Seuil, 1975, p. 34.

(10) Michael Batty, and Paul Longley, Fractal Cities, Academic Press, 1994, et Pierre Frankhaüser, La Fractalité des Structures Urbaines, Paris, Anthropos, 1994.

(11) Bernard Cache, "Objectile : poursuite de la philosophie par d'autres moyens", in Rue Descartes, n°20; Gilles Deleuze, Immanence et vie, PUF, 1998, p.157.

(12) Jean-Michel Salankis, Le constructivisme non-standard, Septentrion, Presses Universitaires, 1999.

(13) Chantal Mouffe, Dimensions of Radical Democracy,

Ed. Verso, 1992.