À
la fin des années 60, Florence est le berceau de l'architecture
radicale italienne. Ses protagonistes entreprennent alors une contestation
de l'identité même de l'architecture. C'est le critique d'art
Germano Celant qui désigne le premier par " architecture radicale
" les groupes Archizoom, Superstudio, UFO, qui revendiquent une démarche
iconoclaste, une pratique conceptuelle associant l'architecture aux autres
arts. La forme du projet consiste ici en un instrument de confrontation
avec la société, et le langage se donne comme un domaine
d'investigation du projet architectural qui vise à le démystifier.
L'architecture équivaut désormais à l'action, et
doit en conséquence accepter la complexité du réel.
Les " radicaux " italiens s'inscrivent également dans
l'histoire récente du pop art, dont ils gardent la dimension subversive
de l'image, tout en étant redevables au spatialisme et à
Lucio Fontana. Ces architectes partagèrent aussi avec l'arte povera
la pratique de l'installation, une revendication d'hétérogénéité
et l'appropriation du quotidien.Cette exposition présente, entre
autres, deux projets majeurs sur la ville, la grille et la disparition
de l'architecture : les Histogrammes d'architecture (1969) de Superstudio
et No-Stop City (1969) d'Archizoom. Provocatrices, ironiques, décapantes,
les propositions de Superstudio, Archizoom, UFO, Franco Raggi, Andrea
Branzi, Gianni Pettena s'en prennent à l'architecture comme "
art du construire ".
Superstudio
Fondé à Florence en 1966-1967, le groupe Superstudio était
composé d'Adolfo Natalini, Cristiano Toraldo di Francia, Roberto
Magris, Piero Frassinelli, Alessandro Magris et, entre 1970 et 1972, Alessandro
Poli. L'activité expérimentale de Superstudio est antérieure
à la formation du groupe, puisqu'elle remonte à la participation
d'Adolfo Natalini à la première exposition de Superarchitettura,
organisée en décembre 1966 avec Branzi, Morozzi, Corretti
et Deganello, les futurs fondateurs du groupe Archizoom.
Les
Histogrammes d'architecture de Superstudio sont un catalogue de diagrammes
tridimensionnels, à la surface homogène et isotrope. Superstudio
déclara à propos des Histogrammes se référer
à un design susceptible d'être transféré, de
changer seulement d'échelle, explorant différents champs
sémantiques, tout en restant lui-même. Intitulés également
Les Tombes des architectes, les Histogrammes renvoient à "
une grille sans fin dans laquelle chacun peut vivre (et mourir) sans se
consumer physiquement ou spirituellement " (Superstudio) " C'est
l'immutabilité qui nous intéresse, la recherche d'une image
inaltérable ". Les 30 entités des " histogrammes
" furent réalisées sous la forme d'éléments
assemblables en laminé plastique sérigraphié. Conceptuellement,
ils sont présents dans la macrodimension du Monument continu (1969-1971),
structure ininterrompue qui parcourt toute la planète. La radicalité
des Histogrammes de Superstudio, " véritables diagrammes élémentaires
d'une architecture conceptuelle " (Andrea Branzi) consomme la disparition
de la notion de qualité en architecture. Leur réticulation
envahit tout, - territoire, objets de mobilier, architecture, ville. L'architecture
n'est plus qu'un diagramme mental, une grille sans début ni fin.
Archizoom
Fondé à Florence en 1966 et dissous en 1974, le groupe Archizoom
était composé d'Andrea Branzi, de Gilberto Corretti, de
Paolo Deganello, de Massimo Morozzi et, à partir de 1968, de Dario
et Lucia Bartolini. Les innovations introduites par le groupe dans le
domaine du design, ainsi que son travail d'analyse et de réflexion
théorique, en particulier les textes et les Radical Notes publiés
par Branzi dans Casabella, ont contribué à définir
un grand nombre des thématiques de l'expérimentation radicale.
Certains de leurs projets trahissent une forte influence de l'iconographie
du pop anglais, mais interprétée, du point de vue idéologique,
sous un angle démystificateur.
Au
début de l'année 1967, Archizoom travaille à la conception
des Letti di sogno (Gilberto Corretti), l'opération la plus ouvertement
ironique que la néo-avant-garde italienne ait jamais tentée
en se servant de l'iconographie de la culture pop, utilisée idéologiquement
comme un langage provocateur, aux accents critiques. Ces modèles,
qui furent définis comme un " nouveau style Empire "
ou comme des objets " néo-kitsch ", interrogent l'image
et, à travers elle, la possibilité d'exprimer un jugement
sur la civilisation de l'image. Si la forme tend vers une simplification
symbolique et sacrée, la décoration est volontairement redondante,
kitsch, dans l'utilisation du laminé plastique, imitant le marbre,
ou dans la superposition de symboles et de signes pop empruntés
à l'avant-garde figurative britannique, ou encore d'objets exotiques
comme les peaux de léopard ou les animaux empaillés. Les
Letti di sogno sont des micro-architectures, des projets d'intérieurs,
qui se distinguent par leur force innovatrice et qui, en termes de design,
répondent aux besoins comportementaux d'une génération
ne supportant plus les contraintes héritées du passé.
No-Stop
City (1969) (Andrea Branzi) est une utopie critique, un modèle
de compréhension des phénomènes structurels de la
ville et de la société, un modèle d'urbanisation
globale qui est la représentation symbolique de l'état de
dégradation de la métropole moderne ; le design est ici
conçu comme l'outil conceptuel fondamental pour modifier la qualité
de la vie et du territoire, de sorte que l'espace urbain n'est plus vu
comme un ensemble de volumes architecturaux, mais comme un espace creux,
rempli d'objets d'ameublement, et que la ville présente la même
organisation qu'une usine ou un supermarché. " En ce sens,
No-Stop City est un projet mental, ce que Hilberseimer aurait appelé
une ville sans qualités ; ce n'en est pas moins une analyse radicale
du projet d'architecture et de design, à travers une application
jusqu'au-boutiste de ce projet rationnel dont nous annonçions la
fin ; celle de l'" architecture qui n'est plus de l'architecture
" comme disait Hannes Meyer, ou celles des " maisons mortes
" d'Adolf Loos. Considérant l'architecture comme une catégorie
intermédiaire d'organisation urbaine qu'il fallait dépasser,
No-Stop City opère une liaison directe entre la métropole
et les objets d'ameublement : la ville devient une succession de lits,
de tables, de chaises et d'armoires, le mobilier domestique et le mobilier
urbain coïncident totalement. Aux utopies qualitatives, nous répondons
par la seule utopie possible : celle de la Quantité. " (Andrea
Branzi)
Andrea
Branzi
Après des études d'architecture à Florence, il fut
parmi les fondateurs du groupe Archizoom un des principaux représentants
du mouvement " radical ". Dans le contexte d'Archizoom, entre
1966 et 1969, il développe le projet de No-Stop City (1969-72).
Ses essais et ses interventions critiques, en particulier les Radical
Notes, publiées dans Casabella à l'époque où
la revue était dirigée par Alessandro Mendini, apportèrent
une contribution essentielle au débat théorique au sein
du mouvement. De 1974 à 1976, il participa au premier " laboratoire
d'expérimentation de la créativité de masse ",
la contre-école d'architecture et de design, Global Tools. À
l'époque de sa collaboration avec Archizoom, Branzi commença
ses recherches dans le domaine du design en concevant les canapés
Superonda (1966) et Safari (1967), ainsi que les fauteuils Mies (1969-1970)
et Aeo (1973). Branzi poursuivit également une intense activité
de critique. Entre 1983 et 1987, il dirigea la revue Modo, qui se distingua,
durant ces années-là, par une attitude fortement critique
et expérimentale. Architecte, designer, théoricien, critique,
Andrea Branzi mène, depuis plus de trente ans, une recherche protéiforme,
au sein de laquelle il explore le langage commun à l'objet, à
l'architecture, l'urbanisme et l'environnement.
Autoritratto
(1968), réalisé à l'époque de sa collaboration
avec Archizoom, est un projet présenté à Interlaken
(Suisse) qui reprend un grand nombre des thématiques du groupe
florentin, qui, à cette époque, s'engageait, avec les Gazebi,
dans une remise en question radicale de la culture et de l'architecture.
Dans Autoportrait, le passage du langage pop à une " opération
de composition élémentaire ", caractéristique
des Gazebi, est moins visible, puisque le projet trouve aussi son équilibre
formel dans l'hétérogénéité des représentations
; mais ici aussi, l'ironie et les références à la
culture alternative se présentent comme des formes de rupture avec
les certitudes de la discipline.
Gianni
Pettena
Gianni Pettena fut, à la fin des années soixante, un des
représentants de " l'architecture radicale ", et fit
ensuite partie des fondateurs de la Global Tools, contre-école
d'architecture et de design (Milan, 1974-1976). Tout à la fois
artiste, architecte et designer, critique et historien de l'architecture,
organisateur d'expositions et enseignant, Gianni Pettena apparaît
comme un artiste, recourant au langage de l'architecture, et comme un
architecte s'appropriant les logiques artistiques, ne cessant de se déplacer
d'un champ à l'autre. Refusant les frontières entre les
disciplines, il se définit aussi comme un " anarchitecte "
(1973). L'" anarchitecte " est celui pour qui " parler
d'architecture est une métaphore pour parler d'une condition créatrice
qui était destinée à faire de l'architecture, mais
qui aboutit à faire de l'art. " En 1971, il obtint le premier
prix du réputé concours Trigon à Graz avec le projet
Grass Architecture (coll. FRAC Centre, expo. Subsistances) et Imprisonment
(expo. Frac Centre) qui démystifie et re-naturalise le motif moderniste
de la grille. Son travail expérimental des années 70 se
situe au croisement de l'art conceptuel et du Land Art. Dans la démarche
de Pettena, les idées sont toujours renvoyées à leur
expérimentation physique, confrontées à l'échelle
du corps et à celle du contexte, naturel ou urbain. Pettena croît
en la portée conceptuelle de l'architecture comme recherche conjointe
sur le langage et sur l'espace physique. Il ne cessa d'explorer la relation
entre nature et architecture, tout comme son ami, James Wines, du groupe
SITE. Sa maison, sa " cabine " sur l'Ile d'Elbe, work in progress
depuis 1978, se donne dans la nature comme une sorte d'" architecture
non-consciente ".
UFO
Fondé en 1967, au moment où le mouvement étudiant
de contestation secouait la Faculté d'architecture de Florence,
le groupe UFO figure parmi les fondateurs de la mouvance " radicale
" italienne. À l'origine, il réunissait Lapo Binazzi,
Riccardo Foresi, Titti Maschietto, Carlo Bachi et Patrizia Cammeo. Ce
n'est qu'en 1968 que Sandro Gioli, Massimo Giovannini et Mario Spinella
rejoignirent le groupe. Par des " événements de déstabilisation
des mythes et des rites socio-urbains architecturaux ", UFO entendait
opérer une spectacularisation de l'architecture dans l'espoir de
la transformer en événement, en action de " guérilla
" urbaine et environnementale. Ainsi naquirent les Urbo-éphémères
(1968), les Maisons Anas (1970) et le Tour d'Italie (1971), des uvres
où s'exprimait la prise de conscience de l'impossibilité
et de l'impraticabilité conceptuelle dans la réalité
de la société capitaliste. À cette condition d'aliénation,
UFO proposait de substituer le comportement créatif et la libération
de l'imagination, en étendant le champ de l'architecture au-delà
de ses tâches circonscrites et en élargissant les niveaux
d'intervention par le recours aux nouvelles techniques et aux répertoires
linguistiques les plus radicaux. En 1973, le groupe UFO figura parmi les
représentants du mouvement radical qui furent à l'origine
de Global Tools, école de techniques naturelles et de design alternatif.
Dans le débat animé des années 1970, ils participèrent
à un grand nombre d'expositions, de spectacles et de concours,
tout en collaborant, par leurs textes et leur travail de documentation,
aux principales revues d'art et d'architecture. À partir de 1972,
les activités du groupe, qui se poursuivirent sous diverses formes
jusqu'en 1978, furent dirigées par Lapo Binazzi.Le Manifeste du
discontinu est un texte-visuel sur les thèmes de la discontinuité,
" une anticipation des thèses sur la fin de l'histoire, du
lien entre architecture et archéologie du futur, entre architecture
et prophéties ". En mettant en relation des faits apparemment
éloignés et en abolissant toute référence
à des langages formels " reconnaissables ", la "
discontinuité " provoque l'insertion et la coexistence d'actions
différentes, ce qui permet d'élargir le signe artistique
au-delà des lieux communs de l'institution et de se réapproprier
individuellement et collectivement le processus créatif. Avec l'intention
précise d'accomplir un travail de dénonciation, d'information
et de provocation, le groupe UFO concentra son attention sur la question
de la linguistique, en procédant à une analyse systématique
de la communication visuelle. L'art se dissout dans la réalité,
la vie se transforme en art et le projet est fondé sur les aspects
perceptifs, dynamiques et sensoriels de l'expérience.
Franco
Raggi
Architecte, Raggi fit ses études à l'École polytechnique
de Milan. Il est ensuite appelé par Alessandro Mendini pour faire
partie de la rédaction de Casabella. C'est à cette époque,
entre 1971 et 1975, qu'il fréquenta, comme auteur et comme théoricien,
les avant-gardes de l'architecture radicale européenne et américaine,
tout en prenant une part active au travail expérimental de la revue
Casabella, qui, sous la direction de Mendini, posait de nouvelles problématiques
conceptuelles et s'interrogeait sur leur version en images. En 1973, Franco
Raggi fut chargé, avec Aldo Rossi et Massimo Scolari, de coordonner
la section internationale d'architecture de la XVe Triennale de Milan.
Cette intense activité de critique, illustrée en particulier
par ses articles " récapitulatifs " consacrés
au mouvement " radical " dans Casabella (" Radical Story
", 1973 ; " Vienna Orchestra ", 1974), témoigne
de l'attention et de la curiosité qu'il portait à tout élément
susceptible de caractériser le paysage complexe de la recherche
de l'époque. Au même moment, ses dessins manifestèrent
la volonté de transgresser toutes les conventions linguistiques.
En se servant du paradoxe et de l'ironie, ses compositions associent et
superposent des éléments conventionnels et des " corps
étrangers ", une caractéristique qui se retrouve aussi
dans l'installation Tente rouge (1974-75 ; expo Subsistances) et dans
la lampe La Classica (1975), application du même motif au domaine
du design. Rédacteur en chef de la revue Modo à partir de
1977, il en fut ensuite le directeur, de 1981 à 1983.
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